10 mars 2008

Lignes tangentielles

Je décide d'aller faire un tour. Je ne dors pas alors je fais un tour de surveillance en plus, à trois heures du matin. Pas appelé pourtant cette nuit, j’aurais pu me régaler en sommeil mais mon corps ne l’entend pas de cette oreille ; il me fait payer l’anxiété persistante que je lui impose.


Dans le couloir je me doute déjà de quelque chose, le silence de. L’absence de sa voix délirante. Ce n’était plus qu’une question de jours. Je parle déjà au passé depuis l’autre côté de la porte tant il n’y a aucun doute dans mon esprit. Je préfère que ce soit moi plutôt que quelqu’un d'autre, qui la connaît moins, je préfère pour elle, pour moi aussi. Quelques heures auparavant je l’avais rassurée, dit qu’elle était en sécurité, qu’elle pouvait dormir en paix, que je passerai régulièrement dans la nuit. En me serrant la main elle m’a dit merci, je suis la dernière personne à lui avoir parlé, la dernière qu’elle ait vu en plus de cent ans de vie. La bouche ouverte, les yeux aussi, le corps figé dans une ultime expression ; qui doit être récente, me dis-je en touchant un corps encore chaud. Je vérifie tout de même qu’elle [n’] (l’) est (bien) [plus]. Puis éteins les machines, retire les perfusions, affaire avec un corps sans mouvement, sans réponse, un corps vide de pulsion, sans être brutal je ne m’encombre pas d’une délicatesse devenue maintenant inutile surtout que le temps joue contre moi. Je ferme ses yeux, retire son dentier du verre pour lui réinsérer dans sa bouche béante, j’approche la lampe pour mieux y voir, je force un peu pour qu’il reste en place. Un moment je réalise que je suis vraiment en train d’ajuster un dentier dans la bouche d’un cadavre, l’idée que je fais un métier étrange m’effleure l’esprit. La rétraction des tissus n’est pas encore définitive, je mobilise facilement sa mandibule, je ferme sa bouche puis je la verrouille avec un sparadrap que je tends à l’extrême de dessous le menton jusqu’à l’arrière du crâne. Il ne me reste plus qu’à mettre une couche, bien serrée. Lorsque je manipule son corps j’essaye d’y voir des stigmates des cent dernières années, l’histoire s’écrit autant dans les corps que dans l’esprit alors j’essaye de deviner sa vie sur sa peau, celle d’une des premières femmes médecin, celle d’une femme cachée pendant la guerre, arrêtée, évadée puis exilée, la vie à deux, les enfants, les deuils puis la lente chute, son propre deuil. J’imagine, peut-être à tort, mais je me dis que les corps –même désincarnés- sont des livres en pages de peau. J’ai l’impression d’être à la recherche de ce genre de situation comme si elles avaient quelque chose à m’apporter.

Puis l’appel à la famille. C’est la première fois pour moi. Ils sauront même avant de décrocher, ils s’y attendent, ils sont prêts à entendre ce que je ne suis absolument pas prêt à dire. « Cent un ans » je ne sais trop quoi répondre, ils semblent moins perturbé d’avoir perdu quelqu’un de leur famille que moi quelqu’un avec qui j’avais sympathisé.

Je retourne dans sa chambre pour ranger un peu, m’assurer que tout est en ordre. J’éprouve un étrange sentiment à l’idée d’avoir autant de curiosité quant à la mort, comme si elle avait quelque chose à partager avec moi, comme si je cherchais quelque chose ou quelqu’un à travers elle.
Je sais pourtant que ça ne me le ramènera pas.

Je sais.



FugaziI’m so tired



Sinon l’autre jour j’ai trouvé l’édition originale en vinyl de f #a #∞ de Godspeed you ! black emperor, j’étais bien content.



1 commentaire:

Anonyme a dit…

continue... je visite régulièrement ton blog, j'apprécie te lire!Alors t'arrete pas!
très touchant ton texte...

Dr.C