04 décembre 2007

Electricité et jardinage humain


Le rituel avait pourtant été le même que d’habitude. Dans le vestiaire exigu j’avais enfilé le pyjama vert turquoise, mis le bonnet rectangulaire et commencé à nouer les lanières de mon masque effaçant toute la partie inférieure de mon visage, derrière mes oreilles. Un coup d’œil dans le miroir : il ne restait plus que les yeux : j’étais prêt. Le sas passé j’ai pénétré dans la grande salle, comme je l’ai déjà fait de nombreuses fois auparavant. A intervalles réguliers je passais devant chaque salle d’opération. Ici un homme se faisait enlever un poumon, là son sang était aspiré par une machine, oxygéné et finalement recraché, réinjecté dans son corps, je connaissais ça… je savais que son coeur ne battait plus, qu’une potion magique l’avait paralysé, que tous ces tuyaux de plastiques et ces cylindres se substituaient à son métronome interne, à son organe le plus animal, à celui dont le nom est par trop souvent galvaudé ; je savais aussi qu’une fois son jardinage humain terminé, le chirurgien invoquerait discrètement le grand horloger pour que l’anesthésiste n’écorche pas la formule magique pour faire repartir son cœur.

Je me sentais bien dans cette salle, la lumière est très blanche, toutes les couleurs sont claires et très lumineuses, il n’y a aucune aspérité à laquelle s’accrocher, aucune trace d’humanité, de vie, tout est parfait trop parfait. Pour rendre les services un peu humains on eut la bonne idée d’accrocher de-ci de-là un poster de Monet ou encore de laisser un peu de bordel, ici non. Ici les seuls relents d’humanité qui ont été conservés sont les regards, minimalisme, toute autre forme de vie doit être éradiquée parce qu’ici, plus qu’ailleurs, pas le droit à l’erreur. Jusque dans l’odeur de désinfectant la stérilité se fait sentir. Chaque sens est dans le déni de la vie. Je me sens bien dans cette salle.

On m’attend salle 4. Je reconnais les gens, les yeux. Finalement, dans la vie, on n’a besoin que des yeux. Le reste est inutile, de la fioriture, des roues de secours pour les incontinents de l’oculaire. Le regard est le miroir de l’âme. Je connais un fantôme qui peut marcher à travers les murs et un chamane qui peut lire l’âme des gens grâce au langage du regard.

Jusqu’ici le rituel n’avait toujours pas changé. L’homme est allongé, nu, au centre de la salle : l’humain au milieu des hommes verts. La procédure était simple, je l’expliquais à mes deuxièmes années : « Le but est d’envoyer une telle source d’électricité, une telle puissance, au cœur qu’il s’en retrouvera totalement dépolarisé, il repartira alors comme au début, il battra d’un bloc, comme il faut, pas à gauche-à droite de façon anarchique, non, bien en cadence, réglé comme du papier à musique, c’est la moindre des choses que l’on puisse souhaiter à un homme : que son cœur batte en accord avec la partition de sa vie. On restaure les paramètres d’usines quoi. »

Les yeux bleus de mon interne se dirigent vers moi. « Tu veux ? » me tendant les palettes du défibrillateur.

« Ouais ? ouais. »

« C’est simple, c’est un bi phasique donc en vérité y a 300 kilojoules, tu touches pas le chariot sinon tu vas te retrouver propulsé sur le mur d’en face, tu fais gaffe quand tu vas décharger le corps va se soulever, tu ne te décolles pas sinon il va y avoir un arc électrique entre la palette et la peau et ça va cramer la peau… surtout avec le psoriasis ça sera pas super.» Ok. Je retiens tout ce qu’elle dit, ça va.

Les anesthésistes sont des menteurs, à partir de dix on ne dépasse rarement les six-cinq, l’homme ne fait pas exception. Il ronfle, j’appose les palettes à sa peau, entourant le cœur.

L’appareil se charge, je me colle, je vérifie une dernière fois, j’envoie. Il décolle bien, pas exceptionnel mais bien, je sens son corps se soulever sous mes mains tandis que je lui envoie 300 kJoules en plein dans le palpitant.

/Reset.

/Please wait…

/…

Les yeux se fixent sur le scope, son cœur parle sous forme de lignes électriques. On veut juste que son cœur nous parle d’une certaine façon, bien codifiée, bien sequencée. On attend…

/…

« Sinusal »

C’est bon.

/Defaults settings restaured


Et puis on repart, comme on est entré. Ici ça n’a rien d’exceptionnel, le pain quotidien. Philip Roth a raison, quelle est l’utilité du surréalisme quand on évolue dans ce milieu ?


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